Les Mystères de Paris S1E03 : Interrogatoire à l'Hôpital Bretonneau


Interrogatoire à l'Hôpital Bretonneau

Marc s'est levé tôt ce matin. Il vit dans un petit deux pièces près de Bastille, son divorce 10 ans plus tôt ayant éliminé toute perspective de prospérité malgré ses promotions au sein de la Police. Alors qu'il sirote son café, il remarque un message vocal sur son téléphone, sans doute laissé pendant la nuit.

- Lieutenant Delabre, c'est le Divisionnaire Corbeau à l'appareil. Je voulais juste vous informer que la réunion d'équipe prévue à 9h ce matin est décalée d'une heure. Nous avons fait une intervention de nuit et j'ai décidé de laisser vos collègues dormir un peu. A toute à l'heure.

Ce n'est donc qu'un peu avant dix heures que Marc Delabre gare sa voiture dans un parking du 2ème arrondissement avant de se rendre à pied vers la Galerie Vivienne. Celle-ci n'est pas encore accessible au public, les commerces de luxe n'ouvrant que vers 11h, mais Delabre a un badge flambant neuf, qu'il prend un certain plaisir à étrenner.

Ce n'est pas la première fois qu'il entre au 13, comme les inspecteurs de la DSPJ ont l'habitude de l'appeler, mais l'endroit n'en reste pas moins étrange à ses yeux. Les teintures défraichies, le mobilier d'une autre époque, les bustes de Vidocq et de quelques autres personnes dont Marc n'a jamais entendu parler... Il reconnaît toutefois le buste de Louis-Claude de Saint-Martin, l'auteur d'un des ouvrages qu'il a pu lire suite au suicide du commissaire du VII° arrondissement.

La réunion hebdomadaire a lieu dans la bibliothèque du 13, une ancienne pièce dans laquelle trône une table cirée. Les étagères de la Bibliothèque sont largement vides. Philippe est déjà attablé quand Marc arrive. Il est pâle, a les traits tirés, et une minerve au cou qui handicape ses mouvements. Marc le salue et lui demande si sa minerve est un accident de travail. Philippe commence à lui raconter l'intervention de la nuit.

Jean-Pierre arrive un peu plus tard, et s'assied sans rien dire. Quand Marc lui dit bonjour, Jean-Pierre se contente d'un hochement de tête. L'atmosphère s'est refroidie d'un coup.

Enfin, le divisionnaire Corbeau entre à son tour dans la bibliothèque. A voir ses cernes, il est clair qu'il n'a pas dormi de la nuit. Son costume trois-pièces est un peu moins bien ajusté que d'habitude, et ses cheveux sont en désordre. Il s'assied lourdement.

- Inspecteur Delabre, bienvenue parmi nous. J'aurais souhaité que votre premier jour soit un peu moins atypique, mais on ne choisit pas. Nous avons fait une intervention de nuit que le Capitaine Marchand va prendre en charge. Il va nous résumer les événements.

Jean-Pierre reprend par le menu les événements de la veille. Une fois qu'il a terminé, il demande aux inspecteurs leur avis sur ce qui s'est passé. Il commence :

- Je suppose, dit-il, que les trois gars en combinaisons étaient des Genius Loci. Mais je n'ai pas eu le temps de le vérifier pour de bon.
- Au passage, renchérit Philippe, j'ai oublié de préciser qu'avant de perdre connaissance j'ai vu le bras tatoué de celui qui m'a étouffé. C'était des entrelacs de style celtique. Sinon, celui à qui j'ai parlé m'a dit que nous ne devrions pas nous en mêler, que c'était 'une affaire de famille'. C'est quoi la famille des Genius Loci ?
- D'autres Genius Loci ? intervient Marc.
- Ca me rappelle que j'ai cru voir des silhouettes dans la Seine, juste au moment ou on bouclait, dit Jipé.
- J'ai eu la même impression, effectivement, dit Philippe.
- Des rivières alors ? demande le divisionnaire.
- Possible, mais comment le prouver ? demande Marc.
- En interrogeant le suspect qui est actuellement en salle gardée à l'hôpital Bretonneau, dans le XVIIIè. Ca me semble être votre priorité.
- On se met en route alors.
- Un instant. Qu'en est-il de l'affaire Montrichard ?

Philippe résume rapidement l'état des recherches concernant Gisèle Montrichard.

- Idéalement, il faudrait qu'on perquisitionne son domicile, mais c'est un peu limite, non ? Comment obtenir l'autorisation du fils ?
- Trouvez quelque chose, répond Corbeau. Mais s'il y a une cause de dégradation thaumaturgique dans le coin, il faut qu'on trouve qui ou quoi, et vite. Et si Mme Montrichard était une pratiquante, il faut qu'on le sache également. Qui est en charge de cette enquête ?
- Euh, on avait pas décidé...
- Et bien dans ce cas, Marc, si vous êtes d'accord, vous êtes en charge.

***

Les trois inspecteurs se mettent en route vers l'hôpital Bretonneau. En chemin, Philippe se connecte à l'interface idoine de la Préfecture et commande en urgence deux téléphones portables et cartes SIM de remplacement. Une fois arrivés, ils saluent les deux policiers en faction devant la chambre de leur prisonnier.

- Il a parlé ? demande Marc.
- Oui, très sympa d'ailleurs, répond le premier policier.
- Très sympa ? intervient Jean-Pierre d'un air soupçonneux.
- Carrément ! renchérit la seconde policière.

Les trois inspecteurs de la DSPJ se regardent, perplexes...

- Et il a un nom, ce mec sympa ? demande Philippe.
- Il nous a dit qu'il s'appelait Blaise.

Les trois inspecteurs rentrent dans la chambre du prisonnier, non sans avoir consulté son dossier médical : double fracture ouverte tibia/péroné. Il a passé deux heures en salle d'opération, et a sans doute deux bons mois de plâtre devant lui avant de pouvoir remarcher normalement.

Lorsque Blaise lève les yeux et voit Jipé, il a un mouvement de recul, mais il le maîtrise rapidement. Marc, qui a l'habitude des interrogatoires, commence à poser des questions au prisonnier, mais celui-ci reste muet. Il refuse visiblement de répondre et ne confirme même pas que son nom soit Blaise. Après un quart d'heure frustrant, les trois inspecteurs ressortent de la salle pour faire le point.

- Je peux essayer de sonder ses pensées, dit Philippe. Mais pour cela il faudrait que tu amènes la conversation vers ce qu'on veut savoir, Marc.
- Qu'est-ce qu'ils essayaient de faire, et le nom de ses complices, ce serait un bon début, dit Jipé. Au passage, j'ai une certaine compréhension, disons surnaturelle, des Genius Loci, donc je pourrais essayer de confirmer qu'il s'agit bien d'une rivière à qui nous parlons.
- D'ailleurs, répond Marc, est-ce que nous ne devrions pas faire un peu de recherches avant de lui reparler ? Il y a peut-être une rivière qui s'appelle Blaise ?

Un rapide recherche sur internet montre qu'effectivement, la Blaise est une rivière. Marc lit à haute voix :

- "La Blaise est une rivière française prenant sa source à Gillancourt dans le département de la Haute-Marne. Elle se jette dans la Marne, dont elle est un affluent de rive gauche, sur la commune d'Arrigny, dans le département de la Marne. Longue de 85,5 kilomètres, elle est en très grande partie dans la Haute-Marne."

Par acquis de conscience, Marc clique sur un lien menant vers la notice de la Marne, et reprend la parole :

- Eh les gars, écoutez ça : "Le nom de la Marne provient du gaulois matra (mère, nom divinisé dans le sens de rivière-mère, apparenté à Modron), attesté dans De la Guerre des Gaules de Jules César et La Moselle de Ausone sous la forme latine Matrona." Tu n'as pas dit que les tatouages de celui qui t'a agressé étaient de style celtique, Philippe ?

Armé de ces éléments, Marc éteint son téléphone portable et les trois inspecteurs retournent dans la chambre de Blaise. Marc le cuisine de nouveau, mais cette fois il voit bien aux réactions du prisonnier qu'il tape sinon juste, du moins près de la marque.

Philippe profite que l'attention de Blaise soit focalisée sur Marc pour sonder son esprit. Il perçoit clairement le nom des complices de Blaise la veille au soir : Ourcq et Gondoire. Il comprend également que leur objectif était de polluer la Seine, mais il ne sait pas pourquoi.

Jean-Pierre, lui, approche la chose sous un angle différent. Il a étudié les Genius Loci et leur magie. Cela lui permet de confirmer que Blaise est bien le Genius Loci de la rivière Blaise, et que les affluents de la Marne forment une famille soudée autour de leur 'mère'. Il comprend également qu'il y a une rivalité de longue date avec la famille des Genius Loci de la Seine.

L'interrogatoire a proprement parler ne donne rien de plus précis que les inspecteurs ne sachent déjà. Une fois que Philippe et Jean-Pierre ont fini de sonder Blaise, ils font un signe de tête, et les trois inspecteurs prennent congé. Une rapide vérification sur internet une fois rallumé le portable de Marc confirme que l'Ourcq et la Gondoire sont des affluents de la Marne également.

***

Le boulevard Ornano, où vivait Gisèle Montrichard n'est pas loin, les trois inspecteurs décident donc d'y passer. En route, Marc appelle le fils Montrichard, dont l'autorisation est nécessaire pour la perquisition dans le cadre d'une recherche de cause de décès. L'homme est visiblement surpris, et demande à Marc pourquoi la mort de sa mère est soudain suspecte. De manière très naturelle, Marc lui répond que le contenu de son estomac pourrait connecter son décès à une enquête de la répression des fraudes sur des viandes avariées importées d'Europe de l'Est, et qu'ils voudraient fouiller ses poubelles pour déterminer si elle avait acheté les produits en question. Le fils autorise la perquisition et, arrivés à l'adresse, un voisin et la gardienne de l'immeuble sont sollicités pour être témoins de la visite.

Avant d'entrer, Marc éteint son téléphone portable. Philippe, toujours procédurier, se dirige vers les poubelles (malgré son dégoût évident) pour donner le change. Jipé et Marc inspectent le petit appartement.

Les murs sont couverts d'affiches de musiciens, et une étagère soutient des 33 tours vinyls, plusieurs centaines au moins, peut-être plus d'un millier. Au milieu du petit salon trône une platine, et une recherche rapide sur internet permet de déterminer qu'il s'agit d'un modèle haut-de-gamme d'audiophile.

Jipé trouve une affiche qui sort un peu du lot sur le mur, et pour cause, elle est annotée au marqueur et signée. Elle représente un artiste noir assis sur une chaise, la quarantaine avancée, avec une guitare métallique sur les genoux et un bottleneck au doigt. L'affiche dit qu'il s'appelle Little Boy Slim. L'annotation au marqueur dit en Anglais : "To my biggest fan!" et la signature est illisible.

Marc cherche dans la discothèque un disque du même artiste mais n'en trouve pas. Il décide alors d'écouter le disque qui est actuellement sur la platine, un 33 tours intitulé "For the Second Time" de Count Basie. Il met le casque sur ces oreilles, et un swing bien rythmé parvient à ses oreilles, un trio contrebasse, batterie et un piano proéminent. C'est un vieil enregistrement qui craque un peu à ses oreilles.

Pendant qu'il écoute, il se concentre pour essayer de percevoir d'éventuelles traces de magie dans l'appartement, des vestiges, ou des objets imprégnés de magie. Au moment où il perçoit quelque chose, la musique s'arrête brutalement : il vient de détruire les circuits de la platine. L'air de rien, il se dirige vers un pot à crayon posé sur le comptoir de la cuisine. Il en extrait un goulot de bouteille en verre poli de couleur brune. Il distingue une ou deux lettres très élimées sur le côté, un S sans doute, et peut-être un R ou un P. Quand il le tient en main, il entend un léger son d'eau qui coule et perçoit une odeur fruitée, bien qu'il ne parvienne pas à l'identifier exactement. Il comprend que l'objet est imprégné d'une légère magie, mais qu'il n'a pas de propriétés magiques par lui-même. Il l'empoche discrètement.

Les inspecteurs mettent fin à la perquisition et retournent au Passage Vivienne.

Ce soir là, alors que Philippe essaie de rattraper le retard sur les rapports des derniers jours, l'épouse de Jean-Pierre fait un malaise. Il l'emmène à l'hôpital où elle est prise en charge et fait parvenir un message au Divisionnaire Corbeau et à ses collègues indiquant qu'il ne pourra pas venir au bureau le lendemain.

Marc quand à lui passe une bonne partie de la nuit à écumer les forums de blues acoustique sur internet à la recherche d'informations sur Little Boy Slim. Il ne trouve que quelques allusions à l'artiste, qui n'a visiblement aucune présence en ligne et aucune programmation régulière. En analysant les photos qu'il a prises du calendrier de Gisèle Montrichard au mur de sa cuisine il parvient à identifier cinq bars ou caveaux de la capitale où elle a vu Little Boy Slim ces derniers mois. Ces dates semblent irrégulières, souvent espacées de plusieurs semaines.

Ayant pris une photo du bottleneck trouvé dans le pot à crayon, il la poste sur des forums américains dans l'espoir que quelqu'un puisse lui en dire plus. A son réveil, il a une réponse d'un professeur de l'université d'Oxford, Mississippi : "Ce que vous avez là est un bottleneck, sans doute scié à la main à partir d'une bouteille de bière STARZ. Elle était commercialisée avant la seconde guerre mondiale dans le sud, et les goulots de ses bouteilles étaient assez prisés par les bluesmen acoustiques pour leur confort de jeu. Gardez là précieusement, c'est sans doute une relique des débuts du blues !"

Le professeur a également inclus deux liens vers des vieilles photos de bluesmen portant à l'annulaire ou à l'auriculaire des bottlenecks ressemblant fort à celui que Marc a entre les mains. L'un d'eux se nomme Son House et l'autre Tampa Red.

***

Alors qu'il s'engouffre dans sa voiture, un peu en retard, pour se rendre au 13, le téléphone de Marc sonne. Ce n'est pas un numéro enregistré.

- Marc Delabre ?
- Allo Marc, c'est Hubert, Hubert de la Patterie. Ecole de Police, vers 1998 ? Tout le monde m'appelait "Allons Z'enfants !"
- Ah oui ! Hubert ! J'ai cru voir passé que tu étais commissaire depuis peu ? Félicitations.
- C'est ça, commissaire de la Muette dans le XVIè.
- Super.
- Et toi, tu as rejoint le DSPJ, c'est ça ?
- Depuis hier ! C'est mon deuxième jour au 13.
- Intéressant ?
- Surprenant, indéniablement.
- C'est un peu pour ça que je t'appelle.
- Tu as une affaire bizarre ?
- Non. Enfin, oui, peut-être. Mais c'est pas une affaire de police, plus un souci personnel.
- Je t'écoute.
- Ca ne te gène pas, c'est sûr ?
- Bien sûr que non, si je peux te rendre un service.
- Bon, c'est mon paternel. Il a toujours été intéressé par l'occultisme, il collectionne les vieux bouquins poussiéreux. Mais depuis quelques semaines, il a un comportement étrange, et... j'ai un peu peur que ça soit...
- Une cause inexplicable.
- Voilà.
- Comment tu veux qu'on procède ?
- Je n'y connais rien, tu sais. Est-ce que le rencontrer te permettrait de savoir si quelque chose se trame qui soit de votre rayon ?
- Ca aiderait, certainement. Ca ne te gène pas que je vienne avec un collègue ?
- Pas du tout. Vous seriez libres en fin d'après-midi ?
- Je te confirme ça dès que je suis au bureau, mais a priori oui.
- Je dirais à mon père que j'ai des collègues qui partagent son intérêt pour l'occultisme, et que je vous ai invités pour prendre le thé ?
- Parfait.

Arrivé au bureau, Marc retrouve Philippe qui est en train de déballer son nouveau téléphone portable. Ce n'est pas la première fois que le DSPJ fait des réquisitions pour de nouveaux téléphones, et la procédure est accélérée pour eux.

Corbeau passe la tête par la bureau.

- Le lieutenant Marchand ne sera pas là aujourd'hui. Merci de faire avancer les dossiers que vous avez en commun si vous le pouvez.
- Pas de problème, chef, répond Philippe. Au fait, je voulais vous poser une question : on a aucun moyen d'annuler les pouvoirs magiques d'un genius loci ? Comme une pièce dans laquelle ces pouvoirs ne fonctionneraient pas ?
- Malheureusement non. J'ai entendu parler d'un local dit neutre de ce type quand j'étais encore jeune, je crois que ça datait de la première guerre mondiale, quand la Brigade avait aidé les contre-espionnage français à s'occuper des praticiens teutons, mais ces documents ont été perdus.
- Bon, je vais me noter ça comme tâche de fond, ça serait quand même très utile... Au passage, ne serait-il pas possible d'embaucher un spécialiste du Dark Web pour voir si ces ouvrages ne sont pas disponibles dans des versions numérisées ?

S'ensuit un long moment à expliquer au Divisionnaire ce qu'est le Dark Web. Il indique qu'il réfléchira à ce qu'il est possible de faire, puis prend congé.

Marc explique ensuite à Philippe ce qu'il a trouvé concernant le bottleneck récupéré chez Gisèle Montrichard quand son téléphone sonne. Il décroche, c'est Jean-Pierre.

- Vous avez libéré Blaise ?
- Quoi ? Bien sûr que non !
- Je viens de recevoir un message des admissions de l'hôpital m'informant qu'il avait été déchargé de l'hôpital à l'instant.
- Attends, j'informe Philippe.

Philippe prend immédiatement son nouveau téléphone et appelle l'hôpital Bretonneau. Il est baladé de service en service et finalement mis en attente.

- On y va ! annonce Marc.

Ils bondissent tous les deux dans la voiture de Marc et foncent vers le XVIIIè arrondissement.

Philippe parvient enfin à avoir le responsable des admissions de l'hôpital au bout du fil. Il lui passe un savon, insistant qu'il est inadmissible que ce genre de choses puisse même arriver. L'homme insiste que tout a été fait dans les règles, et qu'il a les documents signés qui le prouvent.

- Qui vous a remis ces documents ? demande Philippe, contenant à peine sa colère.
- Monsieur Blaise en personne.
- Comment ? Le patient incarcéré vous remet les papiers et vous le laissez partir ?
- Mais oui monsieur, du moment que les papiers sont en règle.
- Qui a signé ces documents ?
- Inutile de vous énerver, monsieur, je vais chercher le dossier.

Un long silence au bout de la ligne, tandis que Marc a enclenché sa sirène et zigzague entre les files de voiture le long du boulevard de Clichy.

- Monsieur, je ne comprends pas... Les papiers ne sont pas dans le dossier. Pourtant je vous assure qu'il me les a remis en mains propres...
- Branquignole ! Vous allez entendre parler de moi !

Il raccroche alors qu'ils arrivent devant l'hôpital. Marc et Philippe se ruent au 5ème étage et arrivent devant la chambre gardée. Les deux policiers en faction les regardent, surpris.

- Il est où, Blaise ? demande Philippe.
- Ben, il est parti.
- Pourquoi vous l'avez laissé partir ?
- Ben, parce qu'il a demandé.

Marc et Philippe se regardent, à la fois stupéfaits et finalement pas si surpris que ça. Ils savaient que Blaise avait des pouvoirs de persuasion, mais ne pensaient pas qu'il serait mobile si vite...

- Il est parti où ?
- Ben, on ne sait pas...

Les deux policiers en faction sentent bien qu'ils ont fait quelque chose qu'ils n'auraient pas du, mais ont du mal à démêler le vrai du faux dans leur tête et à savoir exactement quoi. Ils réfléchissent profondément.

- Il a regardé la carte.
- Quelle carte ?
- La carte de Paris, là, au mur.
- Il regardait vers où ?
- Ben, vers là, là où le canal saint Martin se jette dans la Seine.

Sans dire un mot de plus, les deux officiers se ruent vers la voiture de Marc et reprennent la route dans l'autre sens. Ils estiment qu'ils ont une heure de retard sur Blaise, mais au moins espèrent-ils savoir vers où il se dirige.

Marc essaie de son mieux de naviguer dans la circulation Parisienne, mais il fait quelques mauvais choix et se retrouve coincé derrière un camion de poubelles. Ils mettent plus de 20 minutes pour arriver au Quai de la Rapée.

Alors qu'ils ne sont plus qu'à quelques centaines de mètres, ils entendent sur les fréquences radio policières qu'une intervention a lieu en ce moment même exactement à l'endroit où ils imaginent que Blaise se rend. Marc accélère le long du boulevard Bourdon, mais au dernier virage il aperçoit le barrage de police. Il y a une dizaine de policiers en uniforme qui forment un cordon au delà du barrage.

Philippe descend de la voiture pour parler à un des agents, à qui il montre sa carte de Police.

- Il y a une bande d'hommes armés. Ils sont là-bas, au bord du quai, depuis un moment. On a pour ordre d'attendre l'arrivée des renforts pour avancer.

Philippe regarde le quai, à une centaine de mètres, et ne voit que trois silhouettes dont une avec une paire de béquilles qu'il suppose être Blaise. Une rapide perception magique lui permet de comprendre qu'un puissant effet de Pensée modifie la perception des policiers.

Marc quant à lui décide de la jouer au bluff ! Il fait rugir le moteur de sa voiture et fonce vers les trois silhouettes (bien qu'il ait un instant vu un groupe plus nombreux, mais l'image s'est dissipée.) Il compte piler en dérapage au dernier moment, mais à cause de la tension, il freine trop tôt et son effet d'intimidation est gâché.

Marc sort de la voiture alors que Philippe le rejoint. Marc s'avance, les mains en l'air alors que Philippe sort son arme. Il examine les trois hommes. Il y a bien Blaise, en effet, se tenant tant bien que mal sur ses béquilles. Mais à sa surprise, un des deux autres hommes ne lui est pas inconnu : il s'agit du jeune Emmanuel Martin, garagiste à La Villette. Il indique rapidement cela à Marc alors qu'ils avancent.

- Martin, hein ? dit Marc. Et c'est quoi comme rivière le troisième ?
- Le troisième ?
- Martin, Canal Saint Martin ?
- Oh merde !

La troisième homme a la quarantaine discrète. Il semble assez sûr de lui, bien vêtu mais tout en lui suggère quelqu'un qui n'aime pas attirer l'attention. C'est vers lui que Marc se tourne.

- Qu'est-ce qu'il se passe ici ? demande-t'il.
- Foutez moi la paix, crie Blaise en réponse.
- Ta gueule, espèce de salopard ! lui rétorque Emmanuel Martin.
- Faites abstraction de ces jeunes têtes brûlées. Il se passe tout simplement que nous avons retardé votre fuyard jusqu'à ce que vous arriviez.

Marc est abasourdi, et pendant quelques instants il en perd son latin.

- Et comment vous saviez qu'on le poursuivait ?
- Ce n'est pas le cas ?
- Peut-être, mais dans tous les cas ça ne vous regarde pas. Si vous nous expliquiez plutôt ce qu'il se passe vraiment ?
- Rien de plus que ce que je vous ai indiqué, reprend l'homme élégant. Mon frère et moi sommes des citoyens soucieux d'aider la police quand c'est possible.

Entre temps, les policiers se sont approchés. Ils ne comprennent pas où sont passés les hommes armés qu'ils croyaient avoir vus, mais clairement le danger n'est plus le même.

- Bon, coffrez moi tous ces clowns ! s'exclame Marc.
- A quel titre ? demande l'inconnu, toujours très calme.
- Participation à une altercation armée.
- Mais nous n'avons aucune arme.
- J'ai dix flics qui ont vu une bande armée. Ça me suffit largement.

Arrivés au commissariat des Quinze-Vingt, Marc et Philippe demandent à ce que les trois hommes soient placés dans des salles d'interrogatoires séparées. Ils décident de cuisiner le seul des trois qui ne soit pas connu de leurs services. L'homme concède un prénom, Julien, mais rien de plus. Il est coriace, et Philippe sent qu'utiliser sa magie de la Pensée pour l'influencer sera compliqué.

Les deux officiers sortent pour se concerter. C'est à ce moment là qu'un agent leur indique qu'un avocat souhaite les voir. Il s'agit de Maître Arcozzi, qui défend les intérêts de Julien Bièvre et de son frère Emmanuel Saint-Martin. Philippe sent venir le coup fourré, et utilise de ses talents administratifs pour faire perdre du temps à l'avocat. Celui-ci se plie aux formalités requises d'assez bon coeur.

Pendant ce temps, Marc appelle le Divisionnaire Corbeau et lui explique succinctement la situation. Il demande à Marc et Philippe de gagner du temps et leur indique qu'il se met en route, et arrivera d'ici une vingtaine de minutes. Les manoeuvres dilatoires de Philippe ont bien fonctionné, et c'est au moment où l'avocat a terminé de remplir la paperasse que Corbeau arrive.

Le divisionnaire serre la main de l'avocat. Il est clair qu'ils se connaissent.

- Divisionnaire, vos hommes semblent avoir fait un peu de zèle. Je souhaiterais que l'on mette fin à la garde à vue de Julien Bièvre et Emmanuel Martin.
- Me laissez vous un peu de temps pour parler à mes équipes ?
- Bien sûr.

Corbeau prend Marc et Philippe à part.
- Vous vous souvenez lorsque je vous ai dit que notre mission était autant le maintien de l'ordre que l'appréhension des criminels ? Et bien je pense qu'ici on est typiquement dans une situation de maintien de l'ordre. Ces deux Genius Loci n'ont pas directement enfreint la loi. Nous pourrions les garder en GAV jusqu'à demain, mais nous savons pertinemment que nous n'avons aucun motif. La conséquence serait de tendre notre relation avec leur famille, et ça n'irait pas de le sens de notre mission de maintien de l'ordre du Demi-Monde.
- Leur famille ? demande Philippe.
- Oui. Leur mère est Madame Sequana. La Seine en d'autres termes. Je vais sans doute devoir organiser une présentation formelle pour que vous fassiez sa connaissance.
- Mais on ne sait toujours pas pourquoi il y a un conflit entre Blaise et ses copains et la famille de la Seine. On pourrait interroger Bièvre plus en profondeur, non ?
- Il ne vous répondrait pas, et la présence de son avocat vous handicaperait énormément de toute façon. Espérons que nous pourrons apprendre par un autre moyen ce qu'il se trame. Et puis nous avons toujours Blaise sous la main, au moins jusqu'à demain ?
- Comment ça au moins jusqu'à demain ? demande Philippe.
- Il doit vous apparaître clairement comme à moi que nous ne pouvons pas le conserver en détention à moins de le surveiller nous-mêmes 24h sur 24. Je vous propose que le Lieutenant Frossard et moi-même nous relayons pour le garder au chaud jusqu'à demain à l'hôpital, et puis nous le libèrerons... éventuellement accompagné d'un mouchard.
- Mais le mouchard va cramer dès qu'il utilisera ses pouvoirs.
- Absolument. Espérons qu'il nous indiquera quelque chose avant d'avoir l'occasion de s'en servir.

***

Plus tard dans l'après-midi, Marc et Philippe se rendent dans un vieil immeuble de Passy, XVIè arrondissement, pour prendre le thé avec le père d'Hubert de la Patterie. Le commissaire a pris son après-midi pour organiser l'événement. De la Patterie a la quarantaine, un léger embonpoint et un costume qui démontre si besoin était les moyens financiers dont il dispose. Il semble affable et sûr de lui. Avant de leur présenter son paternel, Charles-Henri de la Patterie, il leur explique ses suspicions :

- Moi et ma grande soeur avons toujours eu des bonnes relations avec notre père. Il a 97 ans, et il a toujours été un peu excentrique; depuis le décès de ma mère, il s'est enfermé dans ses obsessions, en particulier les ouvrages occultes qu'il collectionne. Néanmoins, les relations étaient excellentes. Jusqu'à il y a quelques semaines, où il nous a annoncé que, autant que la loi l'autorisait à le faire, il nous déshéritait. Personnellement, ça ne m'affecte pas beaucoup, même si ça me peine. Ma soeur, qui vit seule, a été nettement plus touchée parce que pour elle ça aura des conséquences financières.
- Et au profit de qui vous a-t'il déshérité, si ce n'est pas indiscret ?
- Aucune idée. Il ne nous l'a pas dit, et le notaire est bien entendu tenu au secret. Notez bien, la loi ne l'autorise pas à nous déshériter totalement, mais il a réduit nos héritages autant que possible. Encore une fois, ce n'est pas la question financière qui me préoccupe, c'est le changement subit de comportement.
- Est-ce qu'il y a eu d'autres manifestations ?
- Il a été assez agressif à notre égard, plus qu'à son habitude. Mais il n'y a pas eu de manifestation visiblement... étrange. En fait je me fais peut-être des idées, mais son obsession au sujet des ouvrages occultes m'a causé des inquiétudes. Je ne connais rien à votre domaine et je ne me suis jamais intéressé à sa passion des vieux bouquins, mais est-ce qu'il est possible que quelqu'un soit... possédé ?

Marc et Philippe se regardent.

- Je suppose que c'est possible, répond Marc, mais ce serait vraiment un cas exceptionnel. Ce n'est pas fréquent en tous cas. Il est possible également qu'il ait été influencé par quelqu'un ayant des capacités particulières, ajout-t'il en pensant à la confrontation du matin même.
- Le mieux serait qu'on puisse lui parler, demande Philippe.
- Bien sûr, répond Hubert de la Patterie.

Les trois hommes pénètrent dans l'appartement cossu de Charles-Henri de la Patterie, et Hubert leur présente son père. C'est un vieil homme décharné et un peu tremblant mais dont le regard est encore bien acéré. Il a une couronne de cheveux blancs sur la tête.

C'est Marc qui entame la discussion, indiquant qu'Hubert leur a parlé de l'intérêt de son père pour les ouvrages occultes, intérêt que Philippe et lui-même partagent. Le vieil homme est initialement méfiant, mais Marc cite quelques uns des ouvrages de la bibliothèque du 13, et son intérêt pour la conversation devient soudain plus aiguisé. Marc comprend que le vieil homme le teste pour savoir s'il sait vraiment de quoi il parle, et le fait qu'il ait du répondant satisfait le vieil homme.

Philippe pendant ce temps, se concentre sur la perception de vestiges, mais n'en identifie aucun. Il se prépare à sonder les pensées du vieux monsieur quand la conversation dérivera sur les bons sujets.

- Mais ces ouvrages exceptionnels dont vous semblez disposer, comment vous les êtes vous procurés, si ce n'est pas indiscret ? demande Marc.
- C'est l'avantage d'avoir une fortune personnelle, répond Charles-Henri. Cela fait plus de vingt ans que je suis à la retraite et veuf, avec fort peu pour occuper mes journées. J'ai de nombreux contacts chez les bouquinistes et les antiquaires. Et puis avec l'internet et ebay, on fait parfois des trouvailles exceptionnelles...
- Je ne doute pas que vous ayez des pièces uniques. Nous en avons quelques unes également, nous serions ravis de vous les montrer.

L'oeil du vieil homme pétille.

- Mais dites moi, vous avez amassé un tel patrimoine que j'imagine que sa continuité vous importe. Vous faites partie d'une association, ou d'un groupe de personnes susceptible de faire vivre la quantité impressionnante de connaissance que vous avez accumulée ?
- Je ne suis pas encore mort, répond Charles-Henri en jetant un bref regard vers son fils.
- Non non, bien sûr, je ne voulais pas du tout sous-entendre cela reprend Marc alors qu'il oriente de nouveau la conversation vers des ouvrages spécifiques.

Pendant ce temps, Philippe a utilisé ses pouvoirs pour sonder l'esprit du vieil homme et appris plusieurs choses.

La première, c'est les raisons pour lesquelles il a déshérité ses enfants, qui n'ont rien à voir avec une intervention surnaturelle : il a découvert que son fils (le commissaire) trompait allègrement sa belle fille, et fréquentait des prostituées de luxe. Cela choque le vieil homme traditionaliste, mais il n'a pas jugé utile de s'en expliquer à son fils. Quant à sa fille, elle ne se cache pas de soutenir ouvertement et financièrement des associations et partis d'extrème gauche tout en vivant aux crochets de son paternel. Il a donc fait d'une pierre deux coups et a déshérité les deux. Mais Philippe comprend aussi qu'au fond de lui même, le vieil homme sait que le minimum légal qu'il est tenu de leur léguer sera bien suffisant pour qu'ils ne changent pas le train de vie qu'ils mènent actuellement... Il apprend aussi que le bénéficiaire du reste de la fortune de la Patterie sera un organisme de recherches sur l'occultisme, le Club Saint-Martin.

Là où les choses deviennent plus intéressantes pour Philippe, c'est lorsque qu'il essaie de savoir d'où proviennent les ouvrages de Charles-Henri de la Patterie. Il comprend que, si le vieux monsieur s'est effectivement procuré au fil des années quelques ouvrages par des bouquinistes ou autres, le gros de sa collection provient d'une autre source : il aperçoit une image fugace vue par les yeux de Charles-Henri. C'est un souvenir d'enfance, à la fin de la seconde guerre mondiale. Il est en sous-sol, dans un lieu confiné. Dans un sol de terre, un trou a été creusé. Il contient une caisse métallique sur laquelle Philippe reconnaît une marque, un 13 peint au pochoir dans un coin. Il a vu cette marque dans les quelques ouvrages de la bibliothèque au Passage Vivienne. Autour du trou et de la caisse, il y a trois militaires en uniformes que Philippe reconnaît comme des SS.

Peu de temps après, Charles-Henri semblant fatiguer, les deux officiers de la DSPJ mettent fin à la conversation non sans promettre de revenir avec quelques uns de leurs ouvrages pour les montrer au vieux monsieur. Alors que Hubert les raccompagne, Philippe lui dit qu'il y a de toute évidence des choses surprenantes dans toute cette histoire même s'il est trop tôt pour faire un diagnostic définitif. De toute évidence, il faudra revenir.

FIN DE L'EPISODE 3

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